Bonne nouvelle, Cassandre

Quand la mythologie grecque résonne avec le monde d’aujourd’hui

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Par Manon Desportes
7 avr. · 6 mn à lire
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Petit paysan, grande déesse

Vengeance, fausse prophétie et rites secrets au programme de cette lettre.

Petit préambule avant de commencer. Comme la précédente, cette lettre possède une partie gratuite et une partie payante. Cela me permet d’y consacrer du temps. 

Je remercie donc toutes celles et ceux qui se sont déjà abonné.e.s. Avec la formule gratuite, vous avez accès à la moitié de cette lettre, en l'occurrence le mythe d’Ino dans sa version courte. 

Avec la formule payante (2€/mois), vous aurez :

  • Le mythe dans sa version longue 

  • Des éléments historiques qui permettent de comprendre ce mythe sous un autre jour

  • Comme un mythe en cache toujours un autre, je vous raconte aussi celui de Déméter et de Iasion

  • Et vous aurez aussi accès au contenu payant de la dernière lettre consacrée à Alcyoné et Céyx (et toutes les futures lettres en intégralité)

Pour résumer, si vous aimez la version gratuite, vous pouvez considérer que vous augmenterez votre bonheur par deux en passant à la version payante. Bonne lecture à toutes et tous !

PS : Cette lettre a pris du retard, une semaine précisément, en raison d’un problème technique de la plateforme Kessel, qui l’héberge. Mais le rythme reprend et elle arrivera dans vos boîtes mails tous les derniers dimanches du mois.


Et Déesse créa… l’agriculteur

Ces dernières semaines, les manifestations des agriculteurs nous ont permis de montrer le visage (un visage tout du moins) du monde agricole français. 

À l’écran, des gros tracteurs et des hommes en colère. Beaucoup d’hommes, très peu de femmes. Et si les femmes n’ont pas pris, ou si peu, la parole, c’est pour une bonne raison : elles sont très minoritaires. Les hommes représentent 73 % de la population agricole en 2019 et on atteint même 90% chez les exploitants forestiers ou les pêcheurs. On constate aussi que cette répartition genrée est récente : en 1982, les hommes ne représentaient que 61 % de la profession. La raison de cette désertion féminine ? L’exploitation agricole ne permet plus de payer deux salaires, obligeant les femmes d'agriculteurs à travailler hors de la ferme familiale. Laissant les hommes seuls, désespérément seuls. 

Mais l’agriculture n’a-t-elle pas toujours été l’apanage du genre masculin ? Pas dans la mythologie en tout cas !

En effet, dans les sociétés préhelléniques, les femmes avaient la maîtrise des cultures céréalières. D’abord sujet féminin, l’agriculture change de main pour devenir masculine, comme en attestent de nombreux mythes. 

Celui de Déméter, la déesse de l’agriculture, est le modèle du genre. Quand elle refuse le blé aux hommes tant que sa fille Perséphone reste aux Enfers, elle démontre la mainmise originelle des femmes sur les cultures. 

Fragment de stèle funéraire dite de l'Exaltation à la fleur représentant Déméter et sa fille Coré ( que l'on peut admirer au Louvre. Fragment de stèle funéraire dite de l'Exaltation à la fleur représentant Déméter et sa fille Coré ( que l'on peut admirer au Louvre.

Or, à ce mythe de la création du printemps répond un autre mythe, moins connu celui-là. Celui d’Ino, fille d’Eole et d’Énarété. 

Ino n’est autre que la sœur d’Alcyone, dont je vous parlais le mois dernier. Elle est aussi la seconde épouse d’Athamas, roi de Béotie. Seconde, car le sévère Athamas a épousé en première noce Néphélé sous les ordres de la déesse du mariage en personne : Héra. Néphélé et Athamas forment un piètre couple : lui est très colérique et elle indifférente à son mari qui fulmine de s’être vu imposer une épouse si peu aimante. 

Quand il rencontre Ino, aussi chaleureuse que Néphélé est froide, il en tombe amoureux sur-le-champ.  Et puis Ino n’est pas n’importe qui : elle est la fille de la déesse Harmonie et de Cadmos, fondateur de Thèbes. Discrètement, Athamas l’introduit au palais.

Hélas, leur lune de miel est de courte durée ! Quand les servantes informent Néphélé de la présence d’une rivale, elle est hors d’elle. Elle se fiche bien que son détestable mari soit amoureux d’une autre, mais manquer de respect à son statut de reine, c’est intolérable. Ni une ni deux, elle se précipite chez Héra, toujours très à cheval sur les liens maritaux. Néphélé rentre au palais avec la promesse qu’une malédiction sera lancée sur Athamas et sa lignée. 

De retour devant son peuple en Béotie, Néphélé annonce la punition divine et réclame la mort de son propre mari. La population est bien embêtée : elle craint la colère de la déesse, bien sûr, mais encore plus celle du roi… Néphélé quitte ce peuple d’ingrats, sans pouvoir prendre avec elle ses trois enfants, Phrixos, Hellé et Macistos. 

Devant les machinations de son ennemie, Ino décide de se venger d’elle. Et vous allez vous en apercevoir, cette vengeance est très sophistiquée. 

Si la stratège Néphélé possède des connexions haut placées sur l’Olympe, la sympathique Ino, elle, s’est liée d’amitié avec les paysannes de Béotie. Alors que les semailles approchent, elle se rend la nuit dans les fermes et demande aux femmes de faire griller les graines des céréales. À l’insu de leurs maris, bien entendu ! Sans poser de question, les Béotiennes s'exécutent. 

Les semaines passent et les hommes de Béotie sont perplexes : dans les champs, rien ne pousse. Ils pressent leur roi d’agir. Ino suggère d’aller consulter les oracles. Celle-ci manipule alors les envoyés d’Athamas qui, au lieu de rapporter la parole divine, annoncent au roi le mensonge bien ficelé d’Ino : la source de tous leurs problèmes se trouve ici-même au palais puisque la cause de la famine qui menace la Béotie serait Néphélé. Dieux et déesses sont formels, annoncent ces messagers sans scrupules : le premier fils de Néphélé et d’Athamas doit mourir. 


Assiette peinte par l'émailleur Pierre Reymond au XVIème siècle représentant une autre version du mythe. Ici, Ino empoisonne le grain. Assiette peinte par l'émailleur Pierre Reymond au XVIème siècle représentant une autre version du mythe. Ici, Ino empoisonne le grain.

Je vous propose de faire une pause à cet instant de l’histoire.

Plus encore que ce billard à trois bandes mis en place par Ino, ce qui intrigue dans ce mythe, c’est sa symétrie avec celui de Déméter : une femme qui prive l’humanité de récolte. Et quand un thème devient récurrent, c’est qu’il est porteur de sens. 

Comme l’explique notamment le maître incontesté de l’historiographie des mythes grecs, le poète Robert Graves, ces deux mythes font écho aux cultures primitives dans lesquelles les femmes avaient la prérogative de l'agriculture. D’ailleurs, Déméter, à l’instar d’autres déesses telles que Gaïa ou Rhéa, est considérée comme une déesse préhellénique, c'est-à-dire que l’on trouve des traces de son culte bien avant l’arrivée des Grecs sur le territoire qui entoure la mer Égée. 

Et si la fonction d’Ino comme de Déméter était de rappeler aux hommes que ce sont les femmes qui ont possédées les premières le pouvoir de faire pousser le blé ? Un rappel, ou plutôt un avertissement ! Les femmes ont beau avoir délégué cette tâche ingrate, elles n’en maîtrisent pas moins tous les secrets. Gare à celui qui oublie cette antériorité. 

Comme vous le verrez plus bas dans cette lettre, cette transmission d’un savoir féminin vers le masculin devient explicite avec le passage de Déméter à Éleusis… Mais il est temps de revenir à Ino et Athamas qui vient d’apprendre la (fausse) prophétie. 

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